An essay on Kader Attia’s work
The Herzliya Museum of Art, Israel November 2004
Kader Attia est né en 1970 à Dugny (93) dans une famille musulmane d’origine algérienne. Il grandit et étudie à Sarcelles (93), une ville de la banlieue parisienne et l’un de plus grands centres de communauté juive en France. Il a été formait à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (1996-1998). Il débute en tant que photo-journaliste et présente sa première exposition personnelle en 1997 à Paris. Kader Attia réside à Paris et au cours des dernières années il participe à de nombreuses expositions collectives, notamment en Europe. Dernièrement il a même exposé à la Biennale de Venise (2003).
Dans une de ces oeuvres (Neighbours, 2003) Kader Attia présente un interphone du type courant dans les grands immeubles. Les noms originaux des voisins ont été remplacés par des noms américains typiques que l’artiste a trouvé sur Internet. Parmi ces noms figure celui d’Usama Ben Laden. Cette démarche sarcastique – tantôt amusante tantôt choquante – est une caractéristique de l’œuvre d’Attia. Celui-ci, ces dernières années, à l’ère insensée de l’après-11-septembre, s’intéresse particulièrement aux conséquences de la mondialisation en général (ici à la mondialisation de l’information) où l’ennemi public n’est plus l’affaire d’un seul état, mais de plusieurs nations.
Attia appartient à ce genre unique d’artistes qui, dans une autre vie, seraient des anthropologues. Son oeuvre, principalement la photographie, la vidéo et l’installation, reflète la situation socio-politique sombre de la France qui est confrontée au problème de millions de musulmans nord-africains qui ont perdu tout espoir de s’intégrer à la société française. En tant que membre de la communauté maghrébine, Attia examine les tourments identitaires de sa culture déracinée face à la séduction de la société de consommation et d’abondance. Son œuvre est ancrée dans cette tension de deux mondes si radicalement opposés et il le fait avec un esprit réflexif et critique saturé d’humour et de sarcasme.
C’est dans cet esprit qu’on peut interpréter les deux œuvres qui sont en exposition ces jours au Musée d’Art Contemporain d’Herzelia. Sur le mur de béton à l’entrée du musée on trouve l’œuvre Loose Weight composée de trois panneaux publicitaires qui ventent les mérites d’une méthode unique d’amincissement par agenouillements (le mouvement de prière des musulmans) et balancement (le mouvement de prière des juifs). Dans l’espace voisin se trouve l’œuvre vidéoShadow: un spectacle de danse du ventre passionnée et érotique exécutée devant la camera par un danseur. La tension poétique contenue dans l’acte de la danse s’intensifie par la relation qui se crée entre le danseur et son ombre qui ondule sur le mur pendant la danse. De même, le corps musclé et la virilité extravagante du danseur donnent à la danse du ventre, considérée comme l’acte par excellence d’une féminité manifestée, sa puissance subversive. Le héros du film est un ami de l’artiste : Samy Kemal, un homme d’origine algérienne, plus très jeune, qui travaille pendant la journée chez un traiteur de luxe et incarne le soir la figure mythologique et vénérée de la danseuse de ventre égyptienne des années 1960 Saamiya Kemal.
Les deux oeuvres sont marquées par le conflit et la dualité. Dans Loose Weight, il s’agit d’une exhibition grotesque du conflit entre la religion et la société de consommation ; dans Shadow c’est une dualité sexuelle qui se réfère d’une manière plus spécifique à la déchirure entre une virilité musulmane ‘autre’ et les valeurs de la religion et de la tradition. Les deux oeuvres présentent deux réflexions contiguës que l’on trouvait déjà dans les oeuvres précédentes d’Attia : d’un côté une critique sociale qui concerne le conflit entre civilisations et de l’autre la photographie anthropologique (humaniste dirait-il) qui se focalise dans la communauté des immigrés sur des questions d’identité et de genre. Par ces deux pistes Attia aiguise la distance entre les stéréotypes et les fantasmes et il raille ironiquement la fascination des marques dans la communauté des immigrés.
L’Algérie tient une part substantielle dans la formation de l’identité culturelle d’Attia. Son père fut le seul de sa famille à immigrer en France tandis que le reste est resté en Algérie. Enfant, il rendait visite à sa famille au village de l’Atlas et il passait là régulièrement ses vacances (pendant plus de onze ans). Dans son oeuvrecorrespondance de 2003 il tente de réconcilier et de faire l’intermédiaire entre ces deux mondes qui ne savent plus communiquer. Il endosse le rôle de messager, celui qui rapporte les nouvelles et les salutations aux membres de la famille des deux cotés de la méditerranée, et il envoie en Algérie des photos de ces amis et proches de la banlieue parisienne de Garges-lès-Gonesse, où résident ses parents, et puis des photos de l’Algérie à Paris. Les photos et les lettres qu’il projette cote à cote se transforment en témoignage de l’abîme entre les deux cultures.
“Je suis un descendant d’une culture qui n’a plus rien à voir avec celle dans laquelle je vie. Cela est un fait de la vie arabe souvent mal compris en France”. Attia parle ici du passage de la culture du village maghrébin (nommé ‘le bled’) à la culture des HLM dans les banlieues des grandes villes, ces citées surpeuplées des immigrées (‘ghetto’ dirait-il) qui sont devenues désormais des centres de crime, de pauvreté et de misère. “C’est une culture de graffiti, street-wear, rap, breakdancing… on mange à Pizza Hut ou à Mcdonald’s, on porte les bonnes marques et signatures… chaque jour est une lutte pour la survie. Seul on n’est rien. On n’existe qu’en tant que membre d’un groupe.”
L’un des reproches principaux qu’Attia formule contre l’Occident concerne son incapacité d’accepter l’Autre. Dans les cultures africaines, dit-il, les gens tendent à accepter plus facilement les différences et les bizarreries d’autrui. La vidéo Shadow représente l’intérêt d’Attia pour ce genre de bizarreries. Non seulement Kemal est immigré, mais il est aussi un danseur du ventre. Il s’agit dans ce cas d’une altérité/marginalité dédoublée et intensifiée. Cette oeuvre est un prolongement direct de la série de photos du projet ethnographique Alter Ego(2000-2002) basée sur des portraits en taille naturelle d’amis de l’artiste à Paris ainsi qu’à l’installation de diapositives La piste d’atterrissage (1998-2000) présenté en 2003 a la Biennale de Venise dans le cadre de l’exposition des artistes africains à l’Arsenale. Ici aussi les sujets des ces photos ne sont pas seulement immigrés mais en plus travestis; ce sont des personnages excentriques appartenant à une communauté clandestine qui a été reléguée aux marges les plus extrêmes de la société respectable.
Attia croit que la pratique des portraits photographiques est une forme de thérapie de groupe. “Cela soigne. Les gens avec des personnalités extrêmes, en s’exposant nus devant l’appareil photo, confrontent leurs fantasmes”. Et effectivement, les portraits photographiques constituent une partie importante de son oeuvre. “Prendre des photos de ces gens” dit-il “c’est donner une forme concrète à la relation avec eux, donner cette forme au temps qu’il faut pour bien les connaître : leurs habits, leur sexualité, leurs habitudes quotidiennes. C’est pour cette raison que je choisis toujours les gens de mon milieu.” Attia a accompagné les sujets de La Piste d’atterrissage pendant deux ans en les dévoilant dans leur milieu quotidien. “Je préfère me concentrer sur les gens avec des personnalités extrêmes, des personnes complexes, de caractère riche. Des personnes qui vivent une vie plutôt stratifiée que balancée ; des gens qui luttent contre la dualité de leur vie.”
Comme on l’a dit plus haut l’installation La piste d’atterrissage précède à l’œuvre Alter Ego; Il s’agit encore une fois d’une oeuvre ethnographique faite à l’intérieur de la communauté transgenre. Attia réussi à pénétrer dans la vie intime des travestis et transsexuels, tous immigrés algériens. Le nom ‘piste d’atterrissage’ se réfère aux boulevards des portes de Paris, surnommées ainsi par les travestis qui atterrissent, dirait-on, sur ces boulevards directement de l’Algérie pour s’y prostituer. Les 160 diapositives qui ont été projetées en continue transmettaient l’image d’une misère sexuelle exacerbée par la photographie. Attia voit dans ses sujets les saints des années 2000. “Tout comme les saints de la religion chrétienne, ce sont des gens qui s’endossent tout, ils sont persécutés, abusés, humiliés et finalement idolâtrés… je crois que les gens demeurant sur la marge de la société représentent le mieux nos fantasmes – quoiqu’ils soient incarcérés dans des ‘ghettos’ par la société, ils profitent d’une certaine liberté en étant tout simplement eux-mêmes.”
En photographe-anthropologue, Attia s’est imprégné des premières photographies d’ouvriers de Walker Evans et d’Auguste Sandat, mais l’influence la plus marquée est celle de la photographe américaine Nan Goldin qui photographiait de manière obsessionnelle et elle-même et la communauté drag-queen de New York et Boston. Mais contrairement à Goldin qui a défini son oeuvre “journal intime visuel”, Attia est moins présent dans ses photos et son point de vu tend à être plus “objectif”. “J’essaye de ne pas m’attarder sur le glamour miteux et trash des sujets afin de me concentrer sur le poids social et politique des images”, explique-t-il.
Comme on l’a remarqué ci-dessus la deuxième piste que l’oeuvre d’Attia suit concerne plus spécifiquement les implications des changements démographiques – apparus suite aux vagues d’immigration en France, sur les pratiques religieuses des immigrés musulmans ainsi que leur rencontre avec la société consommatrice. Un terme qu’Attia utilise fréquemment est ‘Hallal’ – l’équivalent musulman de ‘cacher’. Tout comme les juifs les musulmans développent depuis peu des produits de consommation Hallal. “On peut trouver n’importe quoi cacher : des médicaments au dentifrice et des chips aux crevettes… les musulmans ne sont pas encore parvenus à ce point, mais avec les produits comme Mecca Cola (du coca pour les musulmans) ils rattrapent vite. Ces produits ‘pures’ sont un récompense pour le contact perdu avec leurs racines ; ils ramènent les gens qui les consomment plus près de leurs racines religieuses et culturelles.”
Dans l’œuvre Hallal (2004), qui a suscité une grande attention médiatique, Attia a transformé l’espace d’une galerie, située à l’Odéon à Paris, en une boutique de mode nommée également ‘Hallal’, où tous les articles auraient été dessinés par un jeune styliste branché. Attia a enregistré la marque ‘Hallal’ à OMPI (organisation mondiale des produits industriels) et l’a lancé sur le marché par une grande campagne publicitaire. Le nom religieux de la marque et la fausse campagne faite autour d’elle l’a rendue du jour au lendemain une marque de mode célèbre.
Comme maints autres, Attia considère que la société de consommation et des marques a remplacé la religion. “Nous pouvons croire que nous sommes en train de progresser vers un monde plus moderne, mais en réalité nous régressons. Les lois rigides des armoiries prévoyaient les signes vides, les marques et labels de nos jours. Notre besoin d’appartenir à un groupe ethnique particulier démontre jusqu’à quel point il nous est fondamental d’exhiber notre adhérence à un group socioculturel, que ce soit par des labels tels que Nike, Lacoste ou Louis Vittons ou bien par des purismes religieux tels que ‘hallal’ ou ‘cacher’.” En 2004 Attia a mis en place à Venise l’installation la machine à rêves #1 (2002-2003) qui était composé d’un distributeur, ce genre de machine automatique qui distribue les cigarettes et les produits divers, et un mannequin d’un homme habillé d’un pull-over rouge avec, sur le devant, le logo ‘Hallal’ en arabe et en français. Parmi les articles mis en vente on peut trouver: des cartes de crédit gold, du whisky ou du gin (sans alcool), un kit de mariage et encore d’objets du désir destinés à assurer l’appartenance à la société de consommation. Selon Attia “la machine à rêves synthétise tous les fantasmes de tous les gamins du ghetto dans le monde. Elle incarne l’accessibilité de tous ces objets de rêves …il s’agit quelque part des clés du paradis.” Attia a l’intention de réaliser ces machines en une longue série. La machine de rêves #2 par exemple livrerait l’Islam à domicile en trente minutes. La machine de rêves #3 proposerait de fausses marques prestigieuses et la machine de rêves #4vendrait des revolvers.
Attia, par sa posture ironique, attaque la religion autant que la société occidentale de consommation; Dans les deux cas il s’agit selon lui d’une exploitation cynique de la détresse humaine. La choix du sein réconfortant de la religion est pareille à l’adoption de ‘bonnes’ marques. “Nous sommes les machines de consommation… à cette ère de la vache folle et de la consommation ostentatrice des produits bio… quand les boissons ont un goût pareil de Los Angeles à Brazzaville, et les individus sont réduits à rien plus que des réceptacles de consommation, j’essaye, en m’appuyant sur la culture communautaire, de dire qu’il est temps d’arrêter de rêver de la société de consommation telle qu’Andy Warhol la décrit.
Traduction : Elik Elhanan
A brochure essay on Kader Attia’s work
The Herzliya Museum of Art
November 2004
An essay on Kader Attia’s work
The Herzliya Museum of Art, Israel November 2004
Kader Attia est né en 1970 à Dugny (93) dans une famille musulmane d’origine algérienne. Il grandit et étudie à Sarcelles (93), une ville de la banlieue parisienne et l’un de plus grands centres de communauté juive en France. Il a été formait à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (1996-1998). Il débute en tant que photo-journaliste et présente sa première exposition personnelle en 1997 à Paris. Kader Attia réside à Paris et au cours des dernières années il participe à de nombreuses expositions collectives, notamment en Europe. Dernièrement il a même exposé à la Biennale de Venise (2003).
Dans une de ces oeuvres (Neighbours, 2003) Kader Attia présente un interphone du type courant dans les grands immeubles. Les noms originaux des voisins ont été remplacés par des noms américains typiques que l’artiste a trouvé sur Internet. Parmi ces noms figure celui d’Usama Ben Laden. Cette démarche sarcastique – tantôt amusante tantôt choquante – est une caractéristique de l’œuvre d’Attia. Celui-ci, ces dernières années, à l’ère insensée de l’après-11-septembre, s’intéresse particulièrement aux conséquences de la mondialisation en général (ici à la mondialisation de l’information) où l’ennemi public n’est plus l’affaire d’un seul état, mais de plusieurs nations.
Attia appartient à ce genre unique d’artistes qui, dans une autre vie, seraient des anthropologues. Son oeuvre, principalement la photographie, la vidéo et l’installation, reflète la situation socio-politique sombre de la France qui est confrontée au problème de millions de musulmans nord-africains qui ont perdu tout espoir de s’intégrer à la société française. En tant que membre de la communauté maghrébine, Attia examine les tourments identitaires de sa culture déracinée face à la séduction de la société de consommation et d’abondance. Son œuvre est ancrée dans cette tension de deux mondes si radicalement opposés et il le fait avec un esprit réflexif et critique saturé d’humour et de sarcasme.
C’est dans cet esprit qu’on peut interpréter les deux œuvres qui sont en exposition ces jours au Musée d’Art Contemporain d’Herzelia. Sur le mur de béton à l’entrée du musée on trouve l’œuvre Loose Weight composée de trois panneaux publicitaires qui ventent les mérites d’une méthode unique d’amincissement par agenouillements (le mouvement de prière des musulmans) et balancement (le mouvement de prière des juifs). Dans l’espace voisin se trouve l’œuvre vidéoShadow: un spectacle de danse du ventre passionnée et érotique exécutée devant la camera par un danseur. La tension poétique contenue dans l’acte de la danse s’intensifie par la relation qui se crée entre le danseur et son ombre qui ondule sur le mur pendant la danse. De même, le corps musclé et la virilité extravagante du danseur donnent à la danse du ventre, considérée comme l’acte par excellence d’une féminité manifestée, sa puissance subversive. Le héros du film est un ami de l’artiste : Samy Kemal, un homme d’origine algérienne, plus très jeune, qui travaille pendant la journée chez un traiteur de luxe et incarne le soir la figure mythologique et vénérée de la danseuse de ventre égyptienne des années 1960 Saamiya Kemal.
Les deux oeuvres sont marquées par le conflit et la dualité. Dans Loose Weight, il s’agit d’une exhibition grotesque du conflit entre la religion et la société de consommation ; dans Shadow c’est une dualité sexuelle qui se réfère d’une manière plus spécifique à la déchirure entre une virilité musulmane ‘autre’ et les valeurs de la religion et de la tradition. Les deux oeuvres présentent deux réflexions contiguës que l’on trouvait déjà dans les oeuvres précédentes d’Attia : d’un côté une critique sociale qui concerne le conflit entre civilisations et de l’autre la photographie anthropologique (humaniste dirait-il) qui se focalise dans la communauté des immigrés sur des questions d’identité et de genre. Par ces deux pistes Attia aiguise la distance entre les stéréotypes et les fantasmes et il raille ironiquement la fascination des marques dans la communauté des immigrés.
L’Algérie tient une part substantielle dans la formation de l’identité culturelle d’Attia. Son père fut le seul de sa famille à immigrer en France tandis que le reste est resté en Algérie. Enfant, il rendait visite à sa famille au village de l’Atlas et il passait là régulièrement ses vacances (pendant plus de onze ans). Dans son oeuvrecorrespondance de 2003 il tente de réconcilier et de faire l’intermédiaire entre ces deux mondes qui ne savent plus communiquer. Il endosse le rôle de messager, celui qui rapporte les nouvelles et les salutations aux membres de la famille des deux cotés de la méditerranée, et il envoie en Algérie des photos de ces amis et proches de la banlieue parisienne de Garges-lès-Gonesse, où résident ses parents, et puis des photos de l’Algérie à Paris. Les photos et les lettres qu’il projette cote à cote se transforment en témoignage de l’abîme entre les deux cultures.
“Je suis un descendant d’une culture qui n’a plus rien à voir avec celle dans laquelle je vie. Cela est un fait de la vie arabe souvent mal compris en France”. Attia parle ici du passage de la culture du village maghrébin (nommé ‘le bled’) à la culture des HLM dans les banlieues des grandes villes, ces citées surpeuplées des immigrées (‘ghetto’ dirait-il) qui sont devenues désormais des centres de crime, de pauvreté et de misère. “C’est une culture de graffiti, street-wear, rap, breakdancing… on mange à Pizza Hut ou à Mcdonald’s, on porte les bonnes marques et signatures… chaque jour est une lutte pour la survie. Seul on n’est rien. On n’existe qu’en tant que membre d’un groupe.”
L’un des reproches principaux qu’Attia formule contre l’Occident concerne son incapacité d’accepter l’Autre. Dans les cultures africaines, dit-il, les gens tendent à accepter plus facilement les différences et les bizarreries d’autrui. La vidéo Shadow représente l’intérêt d’Attia pour ce genre de bizarreries. Non seulement Kemal est immigré, mais il est aussi un danseur du ventre. Il s’agit dans ce cas d’une altérité/marginalité dédoublée et intensifiée. Cette oeuvre est un prolongement direct de la série de photos du projet ethnographique Alter Ego(2000-2002) basée sur des portraits en taille naturelle d’amis de l’artiste à Paris ainsi qu’à l’installation de diapositives La piste d’atterrissage (1998-2000) présenté en 2003 a la Biennale de Venise dans le cadre de l’exposition des artistes africains à l’Arsenale. Ici aussi les sujets des ces photos ne sont pas seulement immigrés mais en plus travestis; ce sont des personnages excentriques appartenant à une communauté clandestine qui a été reléguée aux marges les plus extrêmes de la société respectable.
Attia croit que la pratique des portraits photographiques est une forme de thérapie de groupe. “Cela soigne. Les gens avec des personnalités extrêmes, en s’exposant nus devant l’appareil photo, confrontent leurs fantasmes”. Et effectivement, les portraits photographiques constituent une partie importante de son oeuvre. “Prendre des photos de ces gens” dit-il “c’est donner une forme concrète à la relation avec eux, donner cette forme au temps qu’il faut pour bien les connaître : leurs habits, leur sexualité, leurs habitudes quotidiennes. C’est pour cette raison que je choisis toujours les gens de mon milieu.” Attia a accompagné les sujets de La Piste d’atterrissage pendant deux ans en les dévoilant dans leur milieu quotidien. “Je préfère me concentrer sur les gens avec des personnalités extrêmes, des personnes complexes, de caractère riche. Des personnes qui vivent une vie plutôt stratifiée que balancée ; des gens qui luttent contre la dualité de leur vie.”
Comme on l’a dit plus haut l’installation La piste d’atterrissage précède à l’œuvre Alter Ego; Il s’agit encore une fois d’une oeuvre ethnographique faite à l’intérieur de la communauté transgenre. Attia réussi à pénétrer dans la vie intime des travestis et transsexuels, tous immigrés algériens. Le nom ‘piste d’atterrissage’ se réfère aux boulevards des portes de Paris, surnommées ainsi par les travestis qui atterrissent, dirait-on, sur ces boulevards directement de l’Algérie pour s’y prostituer. Les 160 diapositives qui ont été projetées en continue transmettaient l’image d’une misère sexuelle exacerbée par la photographie. Attia voit dans ses sujets les saints des années 2000. “Tout comme les saints de la religion chrétienne, ce sont des gens qui s’endossent tout, ils sont persécutés, abusés, humiliés et finalement idolâtrés… je crois que les gens demeurant sur la marge de la société représentent le mieux nos fantasmes – quoiqu’ils soient incarcérés dans des ‘ghettos’ par la société, ils profitent d’une certaine liberté en étant tout simplement eux-mêmes.”
En photographe-anthropologue, Attia s’est imprégné des premières photographies d’ouvriers de Walker Evans et d’Auguste Sandat, mais l’influence la plus marquée est celle de la photographe américaine Nan Goldin qui photographiait de manière obsessionnelle et elle-même et la communauté drag-queen de New York et Boston. Mais contrairement à Goldin qui a défini son oeuvre “journal intime visuel”, Attia est moins présent dans ses photos et son point de vu tend à être plus “objectif”. “J’essaye de ne pas m’attarder sur le glamour miteux et trash des sujets afin de me concentrer sur le poids social et politique des images”, explique-t-il.
Comme on l’a remarqué ci-dessus la deuxième piste que l’oeuvre d’Attia suit concerne plus spécifiquement les implications des changements démographiques – apparus suite aux vagues d’immigration en France, sur les pratiques religieuses des immigrés musulmans ainsi que leur rencontre avec la société consommatrice. Un terme qu’Attia utilise fréquemment est ‘Hallal’ – l’équivalent musulman de ‘cacher’. Tout comme les juifs les musulmans développent depuis peu des produits de consommation Hallal. “On peut trouver n’importe quoi cacher : des médicaments au dentifrice et des chips aux crevettes… les musulmans ne sont pas encore parvenus à ce point, mais avec les produits comme Mecca Cola (du coca pour les musulmans) ils rattrapent vite. Ces produits ‘pures’ sont un récompense pour le contact perdu avec leurs racines ; ils ramènent les gens qui les consomment plus près de leurs racines religieuses et culturelles.”
Dans l’œuvre Hallal (2004), qui a suscité une grande attention médiatique, Attia a transformé l’espace d’une galerie, située à l’Odéon à Paris, en une boutique de mode nommée également ‘Hallal’, où tous les articles auraient été dessinés par un jeune styliste branché. Attia a enregistré la marque ‘Hallal’ à OMPI (organisation mondiale des produits industriels) et l’a lancé sur le marché par une grande campagne publicitaire. Le nom religieux de la marque et la fausse campagne faite autour d’elle l’a rendue du jour au lendemain une marque de mode célèbre.
Comme maints autres, Attia considère que la société de consommation et des marques a remplacé la religion. “Nous pouvons croire que nous sommes en train de progresser vers un monde plus moderne, mais en réalité nous régressons. Les lois rigides des armoiries prévoyaient les signes vides, les marques et labels de nos jours. Notre besoin d’appartenir à un groupe ethnique particulier démontre jusqu’à quel point il nous est fondamental d’exhiber notre adhérence à un group socioculturel, que ce soit par des labels tels que Nike, Lacoste ou Louis Vittons ou bien par des purismes religieux tels que ‘hallal’ ou ‘cacher’.” En 2004 Attia a mis en place à Venise l’installation la machine à rêves #1 (2002-2003) qui était composé d’un distributeur, ce genre de machine automatique qui distribue les cigarettes et les produits divers, et un mannequin d’un homme habillé d’un pull-over rouge avec, sur le devant, le logo ‘Hallal’ en arabe et en français. Parmi les articles mis en vente on peut trouver: des cartes de crédit gold, du whisky ou du gin (sans alcool), un kit de mariage et encore d’objets du désir destinés à assurer l’appartenance à la société de consommation. Selon Attia “la machine à rêves synthétise tous les fantasmes de tous les gamins du ghetto dans le monde. Elle incarne l’accessibilité de tous ces objets de rêves …il s’agit quelque part des clés du paradis.” Attia a l’intention de réaliser ces machines en une longue série. La machine de rêves #2 par exemple livrerait l’Islam à domicile en trente minutes. La machine de rêves #3 proposerait de fausses marques prestigieuses et la machine de rêves #4vendrait des revolvers.
Attia, par sa posture ironique, attaque la religion autant que la société occidentale de consommation; Dans les deux cas il s’agit selon lui d’une exploitation cynique de la détresse humaine. La choix du sein réconfortant de la religion est pareille à l’adoption de ‘bonnes’ marques. “Nous sommes les machines de consommation… à cette ère de la vache folle et de la consommation ostentatrice des produits bio… quand les boissons ont un goût pareil de Los Angeles à Brazzaville, et les individus sont réduits à rien plus que des réceptacles de consommation, j’essaye, en m’appuyant sur la culture communautaire, de dire qu’il est temps d’arrêter de rêver de la société de consommation telle qu’Andy Warhol la décrit.
Traduction : Elik Elhanan
A brochure essay on Kader Attia’s work
The Herzliya Museum of Art
November 2004